Grenouilles
Ida Rentoul-Outhwaite − Le Roi grenouille |
À l’origine, je comptais prendre la pivoine pour thème, mais entre l’idée première et la rédaction je suis tombée dans un long tunnel de plusieurs jours qui m’a fait ressortir à un tout autre endroit. Ces choses là arrivent. En novembre dernier, le tunnel avait pour thème les personnes qui construisaient elles-mêmes leur propre maison. En février, le film Les Chaussons rouges, que j’avais décidé de revoir pour la première fois depuis plus vingt ans. Hors de l’obsession, point de salut. Il s’agit juste d’attendre la sortie.
Les Grenouilles à l’étang desséché, fable d’Ésope. |
À la sortie du tunnel de la semaine passée, je m’en fus me faire remettre l’épaule gauche en place en même temps que mes idées, puis je suis allée au parc. Ce n’est plus vraiment un mot que j’aime utiliser, ce mot de parc. C’est par un livre qui a changé ma vie voici quelques années que j’ai pris pour la première fois vraiment conscience du poids que sous-tend l’idée de parc, en même temps que survenait une nouvelle crise de fascination pour l’envers des mots − émerveillement souvent source de tunnels. Le parc, lieu clos qui donne à la nature une structure bien délimitée pour qu’on puisse lui rendre visite de temps à autre, comme on le ferait pour une vieille femme malade, avec les enfants et le chien. Maintenant, j’évoque la chose autrement. Je me dis « je vais au jardin », pensant au jardin dont je m’occuperai un jour, ou jamais ; je vais au jardin observer les pivoines faner. Je vais au jardin lire un peu. Je vais au jardin le matin à 7 h 30 pour prendre le petit déjeuner comme si j’étais chez moi, avec la Thermos de thé et la tasse, le pain, le miel ; avec les coureurs qui me regardent comme je regarderais un chat s’étirer dans un rayon de soleil : curieuse de cette forme de vie qui me dépasse sans pour autant m’être totalement étrangère.
Le jardin post-tunnel n’était pas celui de mes habitudes. Pour m’y rendre, je dois marcher cinq minutes, attendre le tramway, patienter pour quatre arrêts, puis descendre et marcher dix minutes − et pendant ces dix minutes-là, c’est le béton, les marteaux-piqueurs, le pont autoroutier d’un glauque absolu. C’est moins spontané, disons ; il faut peser un temps le pour et le contre : ai-je à ce point envie de passer sous ce pont autoroutier, quand il me suffirait de zigzaguer deux minutes hors de chez moi pour m’asseoir sous un arbre ? Oui, mais : après le pont autoroutier, la promesse de quelques étangs, ce qui n’est pas le cas après seulement quelques zigzags. Mon épaule et mes idées remises en place avait bien mérité un étang.
Watanabe Seitei − Deux grenouilles dans une mare (vers 1930) |
Critiquer le concept de parc ne revient pas à dire que les parcs sont nécessairement une mauvaise chose. Difficile de blâmer cette volonté de sanctuariser certains lieux, où l’être humain ne se présente qu’en simple visiteur, pour laisser en paix les autres espèces animales et végétales : pour autant cela finit par insinuer l’idée que la nature n’est plus qu’une bulle close existant en des lieux spécifiques, accessibles en voiture ou en transports en commun, et que tout ce qui n’est pas compris dans ces bulles n’est plus nature mais seule affaire humaine, rupture définitive entre ce qui relève de l’homme et ce qui relève de la nature. Il y aurait un temps, mettons, pour les affaires de la vie courante, et un temps pour la nature, la détente du week-end, avec les enfants et le chien… Cela finit par instiller l’idée que la nature reste à notre disposition, à notre service, et que nous en sommes les commanditaires plutôt que les constituants.
Préférer parler de jardin n’est qu’un décalage très léger, puisque le jardin demeure généralement clos et qu’il est toujours entretenu par la main humaine ; cela reste une nature à portée, distrayante et visitable. Mais : il y a dans ce mot une idée de proximité que je préfère, puisque les jardins sont généralement attenants aux habitations, proximité propice à une relation plus intime. Je pense à Colette qui écrivait dans ses vieilles années depuis sa fenêtre donnant sur le jardin du Palais-Royal, à Paris ; sans doute un pis-aller pour elle aussi, loin de sa Bourgogne natale, mais un pis-aller qui fit néanmoins partie intégrante de sa vie, du lever au coucher, et qui infusa son écriture jusqu’à la fin. Il y a quelque chose qui me plaît énormément dans l’équilibre que Colette semble avoir réussi à appliquer entre son amour de la nature et sa vie en ville ; c’est-à-dire qu’elle ne sépare jamais les deux. C’est passionnant de la lire et de voir apparaître en filigrane d’un événement très parisien le signe d’une observation précise des saisons, à travers un forsythia qui fleurit, un certain poisson servi à table, la réminiscence d’un parfum. La finesse de son œil, voici ce que j’aimerais réussir à égaler un jour, comme être humain plus encore que comme écrivain (bien que le premier conditionne nécessairement le second).
Albert Samain − La Grenouille (1898) |
Ivan Bilibine − illustration pour le conte La Princesse-Grenouille (1901) |
Après avoir passé le pont autoroutier, après avoir enfin franchi la grille de l’enclos, de l’espace vert (que le choix des mots en dit long sur nous-mêmes, ô dieux !), la pluie a commencé de tomber. Je n’étais pas seule ce jour-là, alors nous nous sommes blottis tous deux sous un parapluie sous un arbre, abris de fortune − il drachait sévèrement. Lui protégeait comme il pouvait le livre dans sa poche, moi je mangeais une pomme, l’épaule et les idées toujours en place mais quelque peu mouillées ; aux quelques complaintes je répondais : « Mais non ! c’est affaire de dix minutes. » Vingt minutes plus tard, nous reprenions notre marche pour quelques kilomètres vers les étangs − les nuages s’étaient dispersés et la pluie s’évaporait en brume légère à travers les arbres ; et alors il me dit : « Tiens ! Les grenouilles chantent. » Et les grenouilles chantaient.
Rosemonde Gérard Rostand − La Grenouille (1899) |
Après la sortie du tunnel, une fois l’épaule gauche et les idées remises en place, j’ai quitté le jardin pour l’étang, et j’ai entendu chanter les grenouilles. Rien n’est faux dans cette phrase. Elle omet simplement les grilles aux horaires réglés, et le fracas du pont autoroutier. Seulement, elle ne règle absolument pas le cœur du problème, à savoir qu’ôter le verrou à son niveau, chercher à remettre de la nature dans l’homme et l’homme dans la nature semble impossible pour l’heure au-delà de l’individu − qui seul ne peut pas grand-chose. Sanctuariser les espèces dans des lieux clos est un pansement qui ne devrait pas être à lui-même sa propre fin − car l’ultime étape du lieu clos, c’est le cimetière.
Miarko − Lettre capitale W tirée de L’Art ; croquis d’animaux (1920) |
Malgré tout je suis surprise, vraiment, de constater à quel point un déplacement aussi léger de point de vue, passer de parc à jardin, a changé ma représentation de la ville. Ayant passé mes toutes premières années au bord de la mer, j’en avais gardé une forte langueur, favorisée par cette opposition ville-nature globalement acquise et jamais remise en cause, qui finit par laisser croire que la solution à la majeure partie des problèmes réside dans quelque chose d’autre, plus loin − l’ailleurs. Ici, ce serait la nature, sans même vraiment chercher à savoir ce que nature signifie, car c’est le désir causé par la frustration qui prime sur la justesse de la pensée. Faire du chant des grenouilles le prolongement d’une promenade depuis la porte de chez moi m’a fait comprendre qu’en vérité ces grenouilles ne sont pas une composante aléatoire du parc, mais qu’elles habitent leur étang de banlieue parisienne autour duquel je peux flâner exactement de la même manière que je flânerais autour de l’étang proche des maisons de ma campagne par alliance, où vivent aussi des grenouilles. La seule différence majeure, finalement, c’est ce fichu pont autoroutier. Que le tissu urbain soit une forme de parasitisme, c’est possible ; mais au fond cela nous rapproche de certaines espèces de champignons ou de mouches.
Mouches que les grenouilles apprécient, au demeurant.
Buson |
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