Coquelicot

Claude Monet − Coquelicots (1873)

 

 

[Un billet opportun, pour une insomniaque.]

Le coquelicot, quoique si chantant sur la langue (un bonbon, même) n’a pas vraiment eu la faveur des poètes, qui souvent lui préférèrent le nom de pavot. Ce n’est pas faux, juste moins précis, le coquelicot étant un pavot mais le pavot n’étant pas forcément un coquelicot. Le coquelicot possède comme la plupart des pavots des vertus soporifiques, mais bien plus douces et inoffensives que celles, par exemple, de son cousin le plus toxique, Papaver somniferum ; ce qui explique qu’on puisse le rencontrer de temps à autre au bord d’un chemin ou dans un champ.

 

Danièle Duteil

Hymne orphique à Hypnos le Sommeil, traduction de Leconte de Lisle

 

 

Le mot-parapluie de pavot regroupe un certain nombre d’espèces dont la plupart croissent dans les pays méditerranéens, notamment de la Méditerranée orientale, et regroupe donc à travers elles tout autant d’usages thérapeutiques et d’associations symboliques se divisant plutôt nettement entre la fertilité et le sommeil. C’est sans doute ce qui caractérise le mieux cette fleur, cet aspect à la fois très vivant mais un rien sulfureux, hypnotique (la vie est un songe, semble-t-elle rappeler) ; ceci et son caractère sauvage, sa mort quasi instantanée dès que l’on se hasarde à la cueillir. Dans l’Occident chrétien, le rouge du pavot l’a naturellement associé au sang versé par le Christ et les martyrs. Depuis la guerre de 1914-1918, ce sang s’est prolongé jusqu’à celui versé par les soldats. Les graines de pavot pouvant se conserver longtemps sous terre, elles furent nombreuses à éclore une fois la terre retournée, travaillée par l’explosion des obus ; les cadavres s’amoncelaient dans un paysage métamorphosé par les bombes et le rouge vibrant des fleurs − image marquante qui fit du coquelicot un symbole de la Grande Guerre, en particulier dans les pays anglo-saxons.

 

Raphaël − La Madone à la prairie
 

Robert Desnos − La Dame pavot nouvelle épousée

 

 

Dans mon système symbolique personnel, c’est une fleur que je place particulièrement haut, cela dû à ma propre fascination pour tout ce qui absorbe à la fois des particularités lumineuses et infernales (dans le sens des mystères souterrains) ; bref pour ce qui semble à première vue un paradoxe, mais qui l’est beaucoup moins dès que l’on approfondit un peu la question. Le rapport de la nourriture à la mort, de devoir ôter une forme de vie pour permettre la sienne, n’a rien d’un secret − après tout, c’est bien un instrument agricole que l’on a choisi pour attribut de la mort. Le pavot, dont les graines furent abondamment consommées autour de la Méditerranée avant même que l’on sache moudre le blé, porte en lui cette promesse ambiguë de nourriture concrète et narcotique : le lien ténu entre la réalité et son refus. 

Parce que le sommeil que l’on évoque par le pavot n’est pas tant celui des douces tisanes de verveine et de tilleul qu’une sorte d’hypnose libératrice, peut-être désirable, sans doute dangereuse ; c’est pour cela sans doute que contrairement à une bonne partie des plantes toxiques le pavot n’est pas associé symboliquement à Saturne, dont la tâche première est bien de nous faire prendre conscience de notre condition bornée, temporelle, mais à la Lune, qui porte selon ses phases un caractère fertile ou destructeur − tout comme le pavot. Ces deux mots ne sont d’ailleurs pas vraiment antinomiques ; si un pavot peut porter en lui le germe d’un millier de ses semblables, une idée noire peut certainement faire de même. La fertilité n’a de valeur positive que si elle se place dans notre intérêt, ce qui n’est bien sûr pas le cas dans l’absolu. C’est l’un de ces mots que le point de vue de l’espèce oblige à prendre avec des pincettes, en quelque sorte.


Odilon Redon − Coquelicots

Pontus de Tyard

 

 

Bien sûr, on ne pense pas vraiment à tout ça lorsque l’on se perd dans la contemplation d’un champ de coquelicots. D’abord, les couleurs sont belles ; et puis le coquelicot fait partie de ces fleurs qui peuvent surgir n’importe où, même d’un lopin de terre meuble au beau milieu d’un chantier ; si la fleur surgit en ville, elle représente avant tout une petite victoire du vivant contre le béton. Il n’existe pas, de toute manière, de symbolisme universel, que ce soit dans l’espace ou dans le temps : tout est, perpétuellement, matière à changement − seule règle universellement valable. 

À vrai dire, c’est surtout à ceci que j’ai pensé, en début de semaine, face à de vastes floraisons de coquelicots ponctuant la pierre troglodytique : à ce curieux ballet entre mutation et inertie, où nous croyons immobile ce qui bouge, et inversement. J’ai songé à la manière dont, dans une vie, il suffit parfois de laisser sa juste place à une certitude depuis longtemps acquise pour bouleverser tout le système de pensée qu’elle couronnait tant bien que mal − et découvrir du même coup le gouffre qui sépare le savoir de la compréhension. Il me semble que le sommeil que permet le pavot est celui qui laisse le plus de place à l’inertie. Sa saison est celle où la nature, revenue à son sommet de verdure, laisse dans le cœur un parfum d’éternité, où le jour qui se prélasse longtemps dans son couchant moelleux nous laisse croire que la nuit qui suivra sera tout aussi douce ; il suffit de se laisser porter. J’imagine que la meilleure manière d’agir serait de lui dire : je te saisis et t’embrasse, mais je ne suis pas dupe − tout ceci n’est rien d’autre qu’un rêve. Elle était belle, la pierre de tuffeau des logis royaux, témoin d’un temps disparu, pendant que le coquelicot, lui, rappelait de sa collerette rouge vif qu’il fut ici le premier, qu’il restera encore longtemps, et qu’il ne cessera de distiller son suc d’éternité à ceux qui désirent y porter la bouche.

 

 

« Et toi ? Porteras-tu aussi les lèvres à mon calice ? 

− Moi ? Mais enfin, je ne suis que de passage. »



Georgia O’Keeffe − Red Poppy (1927)

Tristan Derème − Extrait de ses Petits poèmes

Commentaires

  1. Votre vision initiale est plus profonde: le jeu, le « curieux ballet » entre l'inertie et la mobilité est l' utopie où la pierre et le coquelicot s'allient; et où meurent et renaissent éternellement la pierre par le coquelicot et le coquelicot par la pierre.

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