Cerises

Jean Puy − Nature morte aux cerises (1915)

 

La méthode Coué et toutes ses formes dérivées d’autosuggestion se montrent parfois efficaces dans les petites tâches courantes d’endormissement de la conscience, par exemple je passe une bonne journée, j’adore le mois de novembre, tout va bien ;

tout va bien

tout va bien.

À vrai dire, ce pansement ne m’est pas très adapté. Voilà ce que c’est, pour nous autres insomniaques : il est très difficile de nous endormir, même volontairement. En revanche, je suis adepte d’une autre méthode, qui est l’évocation permanente de souvenirs ; sans doute pourrais-je répondre sans sourciller à la question quel est votre but dans la vie ? par m’offrir des souvenirs à mon goût. C’est le moyen le plus évident de voyager dans le temps : saisir l’instant pour le transformer en passé dont la savoureuse évocation pourra à son tour influencer l’avenir ; eh ! quel besoin de machine ? Le temps est la dimension la plus aisément tortillable de l’existence, une fois pris en considération, bien sûr, le caractère absolu de ses limites.  

Peu de moments sont aussi fabuleux que ceux où je prends conscience d’être en train de vivre ce qui deviendra l’un de ces souvenirs. Car tout, bien sûr, n’est pas voué à en porter les couleurs. Ou plutôt ; tout peut potentiellement le devenir, mais : sont-ils advenus, ou adviendront-ils, on ne peut le savoir qu’au moment où ils ont passé le filtre de la mémoire. Les premières étapes du voyage dans le temps comptent donc beaucoup de déchets, mais personne n’a jamais dit que c’était chose facile − est-ce pour cela que l’on s’est pris à rêver de la machine ? 


Jacques Prévert − Chanson du mois de mai (1946)

 
Fede Galizia − Cerises dans un compotier d’argent (XVIIe siècle)

 

Avec un peu d’observation et d’entraînement on peut toutefois réussir à trouver des déclencheurs récurrents. L’un des miens fait une vingtaine de kilomètres de rayon, et porte en lui une maison qui n’est pas mienne et ne le sera jamais, mais c’est aussi ce qui en donne la saveur − le passage. Savoir n’être que de passage ; sans doute est-ce le premier commandement des disciples du temps. Alors voici : juste de passage, dans ce cercle imparfait, dans une maison entourée par les champs. En posant le pied sur le chemin qui y mène, la mémoire et le corps se confondent. Nous sommes en mai. Je connais ici les paysages de juillet, d’août, je connais les champs de tournesols ; je découvre le blé encore vert, les iris fanés, le thym en fleur et la pleine floraison des roses. De passage ; nous venons juste pour cueillir des cerises. Rouge sombre, elles ont le goût des années qui ont précédé, les proches et les lointaines ; le goût du premier lever de lune d’une jeune mariée, de l’armagnac cul sec, de la tache claire de Saturne dans l’œillet du télescope, des bises qui claquent aux vivants, aux morts, aux absents − aux absents, surtout.  


Lucienne Desnoues − La Cerise à l’eau de vie

 

 

Et, par-dessus chacun de ces souvenirs s’en forme un autre, celui des cerises mangées face au champ de blé, sous le tout premier soleil estival ; ces cerises qui n’ont pas besoin de fantômes pour exister, mais que les fantômes rendent plus savoureuses encore, et l’esprit conscient du prodige : quelque chose ici diffère de tout le reste. Le silence peut-être, l’abrutissement causé par un flot soudain de chaleur, une idée sans importance (tiens, mes chaussures sont couleur cerise, elles aussi). Aucune envie de percer le mystère, en réalité, ce qui ne m’empêche pas de me poser mille et une questions, où se mêlent autant curiosités purement physiques que considérations moins… rigoureuses. Le temps est-il un flot, une suite d’embranchements, un océan dans lequel tout se mélange sans distinction, passé, présent, futur, comme une sorte de soupe que l’homme ne parviendrait pas à digérer d’un seul tenant… Je ne sais pas d’où me vient cet émerveillement aussi grave qu’exalté pour le temps comme expérience et comme concept ; sans doute fais-je partie de ces enfants que Saturne n’est jamais parvenu à recracher entièrement. Une chose est certaine, c’est que, sans cette obsession à l’orée du morbide, jamais je n’aurais pu aimer la vie avec autant d’ardeur. C’est un peu comme les œuvres de Soulages, qu’on ne comprend jamais aussi bien qu’à travers les variations de la lumière. Le temps serait-il, lui aussi, fait d’encre noire et d’étoiles… ?

Ma première confrontation avec Soulages ; ça aussi, c’est un sacré souvenir, de ceux-là même qui créeraient des bifurcations dans le cours d’une existence si tant est que le temps se divise bien en bifurcations. Trois panneaux noirs sous un éclairage tamisé, et la révélation : le noir se métamorphose en reflets selon ma position dans la salle, ou au contraire se clôt dans une matité soudainement irrévocable. C’est qu’alors, si le point de vue détermine la perception de l’ombre et de la lumière, qui ne peuvent être saisies d’emblée dans leur totalité, on ne peut compter que sur nos propres allées et venues pour en saisir la subtilité, et tout devient mouvement, passage, éphémères jeux de regards avec l’ineffable. Le noir de ces panneaux de Soulages était le temps, et mes yeux de quinze ans ce par quoi il prenait sa saveur. Une cerise est une cerise. Mais une cerise, sous une certaine lumière, avec un certain état d’esprit, en une certaine compagnie… Faire d’elle l’entièreté de son monde, le temps que ça durera, et ensuite… 

 

Horiguchi Seimin

 

Qi Baishi − Écureuil et cerises (1944)

 

 

Cela demande une certaine dose d’exigence, donc, ce procédé de voyage dans le temps, dont la première est de n’en avoir aucune. Hé hé. Le temps ne pourrait offrir d’autre leçon qu’un paradoxe. Et un autre, que la permanence du souvenir ne peut exister que par la mort de l’instant qui l’a vu naître. Il existe aussi cette idée selon laquelle la valeur du souvenir ne se forge non pas au moment où celui-ci se crée, mais au sentiment qu’il évoque lorsque l’on se souvient de lui pour la première fois − ce qui fait de l’instant déterminant non pas celui qui est vécu directement, mais celui vécu à travers le filtre de la mémoire. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles : certains moments vécus à tel instant comme insignifiants vont parfois prendre tout leur sens des années après ; c’est d’ailleurs particulièrement frappant pour certains souvenirs d’enfance, bons comme mauvais. Notre mémoire déterminant notre rapport au temps, le rôle crucial que peut jouer celle-ci n’a rien de surprenant. Je trouve intéressant, d’ailleurs, la manière dont progressivement cet aspect temporel de la mémoire laisse la place à celle de pure capacité de stockage, notamment par le glissement causé par l’utilisation du mot en informatique. Très intrigante, également, la confusion progressive entre la puissance de capacité de stockage et l’intelligence. Mais enfin, dans un moment de la civilisation où le temps se résume de plus en plus à une valeur d’échange marchande, rien d’étonnant à ce que l’on cherche à en abaisser le plus possible le cours. Là aussi loge l’exigence. Savoir que ce passage dans une maison qui n’est pas la mienne, pour quelques cerises face à un champ de blé, vaut bien plus que d’être comparée à quelque calculatrice d’élite.


Jean-Baptiste Oudry − Nature morte avec trois oiseaux morts, des groseilles, des cerises et des insectes (1712)
Jean-Baptiste Clément − Le Temps des cerises (1866)

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