Soirée de printemps

Akseli Gallen-Kallela — Nuit de printemps (1914)

 

C’est en février que tout commence.

Vers la fin du premier tiers du mois, quelque chose doucement change : le jour s’étend de plus en plus amplement, au-delà de la limite des six heures du soir, et les nuances des lumières de fin de journée, elles aussi, prennent le temps de s’étendre. Ce n’est plus cette chute du soleil hivernal, qui semble soudain trébucher au fond d’un puits, mais une promenade vers l’horizon qui s’attarde, qui rosit un peu les nuages aux jours de ciel bleu. Le tout premier printemps est un printemps de lumière et, le soir, cette lumière éclaire jusqu’au passage du temps.

Le printemps, symboliquement, est principalement associé à l’aube, au matin de toute chose : aurore de la vie, des sentiments, que sais-je ; mais pour ma part, c’est avant tout le soir que je le ressens le mieux. Le printemps commence lorsque la nuit laisse un peu plus de place au soir, et que peuvent reprendre, à titre personnel, les promenades de fin de journée. 


Buson


L’heure à laquelle le soleil se couche était encore, ces quatre à cinq dernières années, l’une des seules choses qui permettait encore de dire du printemps qu’il était printemps. La chaleur arrivait trop vite, laissait les fleurs éclore trop tôt, fleurs qu’une autre vague de chaleur ou au contraire de gel emportait pour tuer une année de récolte dès le bourgeon. Le rythme du monde semble s’accélérer dès l’équinoxe, mais il ne servirait plus à rien de parler d’accélération pour une saison qui peut sembler tout simplement ne plus exister. Il n’y a plus de saisons, ma bonne dame ; en l’occurrence il s’en présente maintenant certainement deux : un été dévorant et un automne terne et morne, qui englobent chacun leur moitié d’an.

C’est agréable de pouvoir savourer un peu le printemps pour la première fois depuis longtemps. Bien sûr, tout printemps est un mirage, à nous instiller l’envie que le transitoire demeure éternel ; celui-ci l’est peut-être plus que d’autres, à nous faire oublier que ceux de son espèce sont sans doute condamnés à n’être plus que de rares trésors. Et encore ; la pluie est tombée trop tard, les averses n’abreuvent plus désormais que la surface du sol et non ses profondeurs. Passé l’illusion d’un printemps normal et humide, il faudra ensuite composer avec la réalité de la sécheresse — et la réalité est toujours d’autant plus cruelle qu’on lui préfère trop souvent l’ersatz. 

 

 

Kasamatsu Shiro — Nuit de printemps à Ginza (1934)

 

 

Ce printemps, chaque promenade au seuil de la nuit me donne l’impression qu’en plus des combats menés pour la possibilité de jouir de son temps personnel à l’âge de la retraite se mêle une piqûre de rappel de ce que nous sommes en train de perdre en ce qui concerne le temps commun, le temps qu’il fait : où la réalité de cette saison se comprime d’autant plus qu’elle se trouve à la limite de sa disparition. Et une voix insidieusement chante à l’oreille : Regarde ! Qui sait ce qu’il en restera, dans dix ans ! Combat personnel et combat commun se rejoignent de toute manière, car il faut pouvoir être capable de saisir un minimum la réalité du temps présent pour être capable d’envisager plus justement l’avenir. Lorsque l’avenir ne se présente plus que sous la forme d’une brume diffuse d’angoisse, sa porte se dessine déjà mi-close.


Kiki Dimoula - Entremise   


Nikolai Astrup — Soirée de printemps à Jølster (1926)

 

Le printemps est sans doute la saison la plus indiquée pour se laisser porter à la réalité de l’instant ; tout s’y prête, à travers ce vaste éventail de faune et de flore depuis l’hirondelle jusqu’au cerisier — lors de cette fameuse heure bleue ! où les derniers cris d’oiseaux se font plus perçants dans le silence renaissant des rues. La conscience d’exister ici et maintenant est le premier ferment d’une affirmation fondamentale, celle de la volonté de vivre pleinement le temps qui nous est imparti — vivre, donc, qui se traduirait par un mouvement opposé de refus et de résistance : ce temps m’appartient, et je refuse de le consacrer entièrement à ce qui le priverait de sens.

Lorsque l’on pense à l’expression donner un sens à sa vie, la première définition du mot sens qui vient en tête est sans doute celle de direction, de mouvement : on pourrait dire que la vie qui aurait un sens serait celle où le cheminement serait en accord avec la destination. Mais une vie qui a du sens, ce pourrait être aussi une vie où les cinq sens pourraient sortir du carcan utilitaire auxquels ils semblent être aujourd’hui confinés. C’est assez frappant de remarquer comme, avec toutes les réflexions autour du corps qui ont jailli cette dernière décennie, assez peu se détachent d’une sensualité quasi synonyme de sexualité, comme si l’usage de nos cinq sens, ou le plaisir que peuvent nous procurer nos cinq sens, ne pourraient se concevoir dans un autre contexte. En réalité, il n’y a rien de très étonnant à cela. À partir du moment où la majeure partie de l’humanité n’est considérée et ne se considère que d’un point de vue purement utilitaire (c’est-à-dire : de manière à tirer un maximum de profit de ses besoins élémentaires), la sensualité ne peut plus exister, car il n’y aucun profit à en tirer, sinon le plaisir du seul instant, sans recherche de performance. Dans le meilleur des cas, le plaisir sensuel dans son acception la plus vaste sera réservée aux loisirs coûteux, comme les voyages, ou les repas dans un certain type de restaurant, confondant liberté de l’instant et luxe réservé à une classe privilégiée. Profiter de l’existence, ça se monnaie, paraît-il.

 La soirée de printemps, elle, ne se monnaie pas.


Jules Boissière — extrait de Lune sur la plaine


William Morris, dans une série de conférences réunies en français sous le titre L’Âge de l’ersatz, y déclarait notamment que la civilisation (occidentale, et notamment anglo-saxonne dans sa bouche) avait tout intérêt à la destruction des campagnes et de la nature en général, car elle permettait non seulement la rentabilité de l’environnement direct mais également le rétrécissement de l’horizon mental de l’homme — ne le laissant bon qu’au travail, et à la distraction tout aussi aliénante en guise de repos, sur laquelle elle peut là aussi capitaliser. Dans l’oubli du présent demeure encore le rêve, mais un rêve contrôlable. Attiser, longtemps, les feux rentables du désir... 
 
Il est compliqué d’avoir une idée réelle de son degré d’aliénation et de rétrécissement de son horizon mental, précisément parce que ces conditions ont pour conséquence de nous laisser dans l’ignorance de ce qui nous appartient — ainsi de la maîtrise que nous avons de notre propre temps. Elles n’ont l’air de rien, ces soirées de printemps, mais de se demander : que fais-je à cette heure-ci dehors, à regarder tomber les pétales du cerisier de la place principale, et de se répondre, je trouve l’envie de vivre, sans doute est-ce un premier pas pour se libérer du joug invisible placé sur nos épaules.



Blanche Hoschedé-Monet — Le printemps (le bassin aux nymphéas à Giverny) 1929

Jules Laforgue — Veillée d’avril

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