Cueillette du thé


« La récolte du thé », in l’album La Production du thé, datant de 1790, sorte de prospectus chinois à destination du marché occidental (informations plus précises dans ce passionnant billet, en anglais cependant.)

 

Un souvenir. Ces grandes tartines de confiture, accompagnées d’une tasse de thé earl grey, dans le silence des siestes maternelles. Rassasiée de silence, la petite fugue, la porte fermée avec précaution, la moquette du couloir sous mes pieds nus, et le rebord de la fenêtre sur lequel mes onze ans tenaient à peine. De là, je pouvais voir la mer de loin, en tordant un peu le cou, quand j’en avais assez de lire le livre que je traînais avec moi. Un jour, deux jours, trois jours de rang, et puis il fallait revenir à Paris, avec tout son bruit. Ce n’est pas que j’ai horreur du bruit ; enfin, ça dépend toujours de la catégorie de bruit dont il est question.

 

T.S. Eliot — Portrait of a Lady (extrait)


Le bruit n’a pas en soi de valeur positive ou négative. Le mot désigne simplement un son de degré variable qui ne porte pas d’harmonie. Le bruit du clavier alors que j’écris. Le bruit léger du chat qui ronfle, celui de pas dans l’escalier de l’immeuble. Un bruit n’est finalement pas grand-chose d’autre que l’expression à tel moment de divers phénomènes, humains ou non humains, qui ne dépendent pas de nous. Peut-être, me disais-je au début, est-ce pour cette raison que le bruit a pris une connotation négative avec le temps : parce qu’il émane de sources que nous ne pouvons contrôler, ce qui nous renverrait à nos propres limites dans notre action sur le monde. Mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Il existe des bruits que nous ne contrôlons pas, mais qui nous sont agréables : simplement ils ne sont plus considérés comme bruits dès lors qu’ils nous plaisent. Ainsi du cri d’une pie. Ou de l’éclat du tonnerre, qui redevient bruit pour qui n’aime pas les orages. Les définitions plus modernes du bruit, ayant trait aux ondes sonores par exemple, ont carrément pris partie pour sa dimension négative, puisque le bruit désigne alors toutes les ondes parasites qui viennent perturber l’harmonie d’une transmission. Cette définition appliquée à l’existence reviendrait à dire que tout bruit serait une perturbation de l’écoulement harmonieux du temps. Bien sûr, tout le monde n’a pas la même définition de l’harmonie ; certaines personnes la refusent même complètement (ce qui se ressent particulièrement en musique, comme avec la musique atonale, qualifiée si aisément de bruit).


Ruby Silvious — L’Art du thé (sachets de thé peints et cousus)


À chacun son souffle, son harmonie, et par conséquent sa propre définition du bruit. La mienne, sans conteste, est la distraction, et ce d’autant plus depuis que j’ai appris que le sens originel de distraction était séparation depuis un tout. La distraction est tout ce qui me sépare de moi-même, de ce dont j’ai véritablement envie, besoin de faire pour être heureuse ; un bruit qui m’interrompt et qui me pousse à passer le temps plutôt qu’à le vivre, en quelque sorte. Un peu comme de ces moments où j’ai très envie d’aller me promener, mais où je me laisse embarquer par une suite de vidéos sans intérêt, pour ensuite réaliser qu’il me faut déjà me remettre au travail. Ce type de bruit-là, vraiment, je ne le supporte pas. D’autres fois, je réalise qu’une activité que j’apprécie est en réalité totalement destructrice pour mille raisons. Il en va de même pour les relations entre nos choix et notre existence que pour celles entre êtres humains : les plus toxiques sont sans doute celles dont on a le plus mal à se défaire.

Pour autant les bruits de l’enfance et de l’âge adulte que l’on n’a d’autres choix que de supporter ne sont pas forcément plus agréables. Simplement il faut faire avec, et les moments où l’on peut s’en libérer sont généralement ceux qui laissent les souvenirs les plus marquants. Cette histoire de tartine et de thé, qui aura duré trois jours à tout casser, c’est une histoire sans cris, sans larmes, sans chantage de quelque nature qu’il soit — un paradis. Paradis reconstruit plus ou moins maladroitement, toujours à travers le thé ; paradis artificiel : lorsque je travaillais dans un environnement trop pesant, j’en buvais jusque huit tasses par jour, espérant ainsi faire taire un cri intérieur qui, bien sûr, ne se taisait jamais. 

 


Kubo Shunman — La Cueillette du thé à Uji (fin des années 1790).

 

Issa

 

Je ne garde aucun souvenir marquant de ces huit tasses de thé multipliées par x jours quand je conserve un plaisir toujours vif de ces trois tasses bues il y a vingt ans, sans doute parce qu’elles émanaient de réflexes mentaux différents. Le plus ancien fut vécu dans la conscience qu’il ne s’agissait là que d’une oasis dans un vaste désert, et qu’il fallait pour cela la savourer complètement, (comme peuvent le faire parfois les enfants, en rendant très sérieuses des choses légères, et vice-versa) ; le plus récent n’était qu’un pis-aller, un moyen de faire passer le temps. Rien à en retenir, rien à en espérer.

 

Li Qingzhao (李清照)


Enfin ; l’harmonie inaltérée et inaltérable n’existe que dans de tristes fantasmes, et je ne suis pas sûre qu’elle soit vraiment souhaitable — peut-être même est-elle dangereuse, car qui déciderait des termes de l’harmonie, et comment seraient jugés ceux qui s’en détacheraient ? Il faut du silence pour apprécier une tonalité harmonieuse, tout comme il faut du bruit pour apprécier le silence. Parfois, lorsque je me prends à souhaiter qu’un instant idéal dure pour toujours, je m’écoute penser, et je me réponds : tu es bête. 

 

André Derain — La Tasse de thé (vers 1935).

 

Nulle volonté donc de vanter la nécessité du rituel du thé, orientalisme de bon ton. Le thé ne sert ici que de prétexte. C’est qu’en début de semaine, alors que la saison de la première cueillette du thé s’ouvrait au Japon, nous sont arrivées les nouvelles peu réjouissantes de cette sécheresse historique en Espagne, de la dévastation des cultures (bientôt on trouvera plus facilement du thé que de l’huile l’olive : j’ai dû dire un truc un peu nul dans ce goût-là), et de constater, les années passant, à quel point des habitudes que l’on pense naturelles ne le sont finalement pas du tout, et tiendraient même plutôt de l’aberration. Boire du thé : ça ne semble rien, et pourtant la tasse se trouve à la fin de toute une chaîne d’actions mécanisées qui relient entre eux deux points séparés par des milliers de kilomètres de distance. Encore une fois se présente en filigrane un problème écologique, de culture intensive, d’importation, etc., mais aussi — et surtout, car c’est peut-être celui-ci qui pourrait à terme venir à bout du premier — celui de la difficulté que nous avons de remettre en cause des façons d’agir et de penser tant qu’elles nous permettent de maintenir un statu quo supportable (et je me demande à quel point, lorsque les visions de l’avenir semblent s’obscurcir les unes après les autres, ce statu quo n’en devient que plus inébranlable, par crainte plus ou moins consciente que le moindre mouvement hors de l’ordinaire n’empire la situation). 

Ce n’est bien sûr pas boire du thé qui est une action aberrante. C’est plutôt de le boire machinalement sans se rendre compte de ce que le thé représente en plus de sa charge culturelle. Et encore, le domaine du thé me semble plus transparent (je peux me tromper) que celui du café et surtout du chocolat. Je pensais avoir pris conscience depuis longtemps du caractère flottant de ce monde, et pourtant pas une seule journée ne se passe sans que je ne prenne conscience d’un nouvel acquis qui n’en est pas un, et qui pourrait même être une source de ces fameux bruits parasites. Comme si je ne comprenais que maintenant certains préceptes découverts il y a des années : ne rien craindre, et ne pas s’attacher…




Pieter Gerritz Van Roestraten, Nature morte au service de thé, XVIIe siècle.

Brahim U-Lhusavb N’ayt Ikhlef — Le Poème du thé
(que l’on peut lire ici dans sa version originale).

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