Cerisier

Kitao Masayoshi - Gabichô et fleurs de cerisier (1790)
 

 

Lorsque l’on parle de monde flottant, c’est peut-être l’image du cerisier qui survient parmi les premières par association d’idées. Figure symbolique aujourd’hui mondialisée de la fragilité de l’existence, de l’impermanence des choses, mousse de soie rosée qui se flétrit pathétiquement quinze jours plus tard entre deux grilles de caniveau, sur un trottoir quelconque : … ah… ! Et l’âme sensible de se pâmer devant, vraiment ! cette métaphore si puissamment délicate du sort de toute destinée… 

La floraison des cerisiers coïncide à peu près avec l’équinoxe vernal, ce qui en fait également l’un des symboles par excellence du printemps et du renouveau. C’est un autre trait de l’esprit humain que de vouloir classer temporellement les choses à partir du moment où elles semblent évidentes. En météorologie, pourtant, le printemps commence dès le premier mars. À une même période, plusieurs définitions, plusieurs commencements.

Pour ma part, j’aime à voir commencer le printemps encore plus tôt. C’est à l’occasion de l’année de la Chine en France, en 2004, que j’ai découvert que dans ce calendrier lunaire-là le printemps commence à une date bien antérieure, flottant entre la fin janvier et la mi-février. Tout semblait soudain très limpide, offrant aux saisons une croissance et une chute, la chute venant à l’apogée — quoi de plus dramatique, et donc de plus logique, pour un esprit adolescent. Le printemps commencerait à l’apogée de l’hiver, l’équinoxe viendrait en marquer le cœur, et commencerait juste alors le début de la fin. Le ver est dans le fruit, la décomposition dans la fraîcheur, etc.

Bien sûr, j’y voyais aussi à l’époque une preuve de la profonde infériorité poétique de l’Occident face à l’Orient. Des années plus tard, j’ai appris que les antiques paysans de Beauce et de Navarre fonctionnaient avec un système à peu près identique. Le Midsummer Night’s Dream de Shakespeare se déroule au solstice d’été et non à la mi-août. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que les fantasmes de tout genre, dépréciatifs compris, ne sont que ce qu’ils sont : des chimères.

Avec pareil système, le pathétique cerisier ne marquerait pas seulement la fragilité de la jeunesse, mais aussi celle du pouvoir (qui pourrait, pourquoi pas, lui être associé, surtout dans nos sociétés avides de fraîcheur et de jeunisme). Sa floraison ne correspondrait pas au commencement, mais à l’apogée de sa saison, qui commencerait à mourir avec lui. Et de cette double mort, bien sûr, nous ne voyons rien, car seule l’une d’entre elles est visible : la seconde n’en est encore qu’à la phase de processus enclenché. 

 

Pierre-Albert Jourdan in Le Silence et l'Adieu, 1991


À double mort, il y a donc également double mésentente autour du cerisier, pouvoir plus que fragilité, flétrissure plus qu’épanouissement. C’est peut-être pour cette raison que je n’en ai jamais fait une fleur seulement ingénue, mais également une fleur d’illusion, d’ivresse, celle sous laquelle on va boire et séduire — en toute innocence, sous pavillon de soie rose. Elle est écrasante, cette présence aérienne des fleurs de cerisier : elle attrape le regard, le captive, fait naître cette sorte de frénésie de vivre au sortir des rigueurs hivernales. Si ce n'est pas toi, alors qui ? Si ce n'est pas maintenant, alors quand ?

Quiero hacer contigo
lo que la primavera hace con los cerezos.

[« Je veux faire avec toi / Ce que le printemps fait avec les cerisiers. » Neruda, derniers vers du 14e poème des Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée.]

Quand arrivent les derniers jours de mars, le mot désignant les fleurs de cerisier se confond en japonais avec le seul mot de fleur. Aller voir les fleurs, oui, mais de cerisier ; la brume se lève sur les fleurs… de cerisier, la lune veille sur les fleurs… nul besoin de le préciser, parce qu’il n’y a plus qu’elles. Le monde palpite à la lueur de son propre désir, dont la fleur de cerisier se dresse comme pur symbole. Qui songe à l’avidité, au désir carnassier, penserait sans doute plus à des images pesantes sinon gluantes pour les figurer ; qui le veau d’or, qui le tyran vautré dans une sueur tiède — mais si l’on parle de puissance vitale, la soif de vivre devrait-elle être nécessairement pesante et gluante ? Pourquoi ne pourrait-elle s’exprimer dans la douceur des brises de mars, pétales roses au vent ?



Helen Hyde − Blossom Time in Tokyo (1914)

 

Pour ma part, ce ne serait pas à l’exubérance des fleurs de cerisier que j’aurais tendance à associer la puissance vitale, mais à tout ce qui vient avant et demeure à moitié caché dans un invisible labeur : le grouillement des myriades de paramécies et de plancton qui ont précédé les mammifères et leur puissance sentiente, le flot imbécile de sève qui vient abreuver l’arbre quand l’oiseau reprend son chant, le printemps encore invisible et sa soif de lumière, lumière, encore plus de lumière quand le monde gît glacé et monochrome. La fleur de cerisier ne surviendrait presque que lorsqu’il n’y aurait plus rien à risquer, et s’étonnerait de sa propre grâce, un peu de la même manière que nous pourrions disserter sur la grâce de la pensée humaine en occultant les millions d’années de hasards heureux qui ont tendu jusqu’à elle. 

Finalement, cette pensée humaine n’a fait que calquer ce qu’elle espérait du printemps dans la fleur jugée la plus apte à ce rôle. Naïveté, beauté, jeunesse, pureté, exubérance et accroissement ; allons admirer les fleurs pour chercher cette vision idéale de nous-mêmes à travers elles, ou plus cyniquement pour attendre la chute de ce que nous ne pouvons atteindre. Mais même si la spectaculaire métamorphose du paysage de mi-printemps continue d’émouvoir par sa beauté visuelle, le symbole aujourd’hui universel du cerisier a perdu de sa première substance. On le dit encore symbole d’impermanence, et pourtant, à la fin de sa floraison, on lui dit sans ciller à l’année prochaine, sans penser une seule seconde que l’année prochaine, pour le cerisier comme pour soi-même, pourrait ne jamais arriver — oubliant aussi que si l’arbre demeure, chaque floraison n’a lieu qu’une fois, ainsi qu’il en va de l’espèce humaine à l’échelle de ses individus. Désirer le paysage en oubliant la fleur qui le constitue, sans doute est-ce également une manière détournée de désigner les drames sociaux qui continuent de secouer l’humanité. La tradition de fêter les cerisiers n’est pas née dans un contexte historique où les hommes étaient considérés égaux en qualité — mais au moins une chose permettait de les unir malgré tout : la crainte de la mort, et l’idée vague que toute hiérarchie n’était, à titre individuel, que transitoire. 

Alfred Edward Housman, in A Shropshire Lad (1896)

 

Kitagawa Utamaro − Vue des fleurs de cerisier (1793)

 

Pouvons-nous encore avoir réellement conscience de ce que signifie l’impermanence alors que le XIXe siècle occidental a réalisé ce tel travail de classification, d’historisation, de muséification du temps, des choses et des gens, que l’espérance de vie n’a cessé d’augmenter (quoique cela tende à devenir de moins en moins vrai, de même que pour la mortalité infantile), et que l’hygiénisme semble avoir relégué pour de bon la mort dans les couloirs sans odeur des hôpitaux ? Nul jugement là-dedans, bien sûr, à chaque époque ses névroses et ses qualités, mais cela pourrait sans doute expliquer comment nous sommes passés de

à

Le premier poème est de Masaoka Shiki (XIXe siècle), le second de Mayuzumi Madoka (XXIe siècle). Le langage évolue, et le symbole est un langage comme un autre. Le cerisier semble pencher pour de bon du côté de la légèreté, sans le voile de gravité qui le ceignait auparavant. Il est logique, finalement, que sa démocratisation ait permis ce passage depuis une société aristocratique, désireuse de rattacher sa mortalité à un symbole raffiné, vers une société mondialisée qui cherche avant tout à se rattacher à une forme d’espoir tangible dans un monde qui semble sans cesse sur le point de s’effondrer. Printemps au seuil de sa décomposition, ou printemps comme preuve d’un éternel renouveau, tout finit sans doute par se construire sous l’influence de notre plus grand dénominateur commun : le passage du temps.



Cesare Saccaggi - Primavera (XIXe siècle)

Commentaires

  1. Sublime article vernal pour célébrer la plus belle des saisons ainsi que ton retour.
    Et je suis heureuse de voir ici Helen Hyde !
    Merci 🌸

    S'il suffisait pour
    Qu'elles ne se dispersent point
    De dire "Attendez !"
    Aimerions-nous davantage
    Les fleurs de cerisiers ?

    Tiré du Kokin Waka Shû

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    1. Merci beaucoup d'avoir pris le temps d'écrire ce commentaire pour célébrer à la fois le printemps et ce billet, ça me va droit au cœur (qui plus est, j'adore ce tanka, et l'avoir à nouveau sous les yeux grâce à toi augmente d'autant le plaisir de te lire !).

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