Hirondelle

Kunisada II Utagawa - Fleurs de cerisier et hirondelles rustiques (XIXe siècle)

 

 

Il y a quelques années, j’écoutais à la fin d’une conversation quelqu’un m’expliquer doctement ce que devait être la poésie. Après quelques considérations plus ou moins techniques, ladite explication s’acheva sur une sentence sans appel : quoi qu’il arrive, la poésie ne saurait se réduire à des considérations naïves du genre « le soleil brille et les oiseaux chantent ».

Prononcée sur le ton de la plaisanterie, cette phrase aurait pu simplement laisser planer une référence à ces poésies scolaires au sens premier du terme, naïves et un brin IIIe République, où la rime vient avant tout se mettre au service de l’éducation et perd tout ce qu’elle pourrait apporter de dramatique ou de subversif pour laisser apparaître une sorte de monde − un rien cauchemardesque − où le soleil brille en permanence et où les hirondelles volettent gentiment dans un ciel de clair azur. Mais, ce que j’y ai véritablement entendu, c’est : on ne peut se dire auteur, poète (voire être humain ?) si l’on parvient à faire abstraction de la souffrance humaine pour préférer chanter niaisement l’hirondelle et le soleil.

Théophile Gautier

 

Teisai Hokuba - Hirondelle et grenouille à une fête

 

 

Qu’on le veuille ou non, il existe dans l’histoire de l’art occidental une hiérarchie relativement nette entre ce qui tient de l’être humain et ce qui tient du reste : c’est assez connu en peinture, où la supériorité de statut du portrait sur le paysage a tenu bon pendant des siècles, mais il en va de même à peu près partout, et ce jusque dans l’écriture et la poésie. C’est que l’art n’est jamais abstrait de la pensée qui l’a créé, et que l’essentiel de la pensée occidentale pourrait se résumer grossièrement en une phrase : l’esprit vient animer la matière. L’inerte est moins intéressant que le souffle, c’est ainsi : ainsi que la tension se met en place, ainsi que les drames se nouent, ainsi qu’il y a quelque chose à raconter. Nous autres, nous aimons l’action durable, l'empreinte.

Le vocabulaire, les concepts ont changé, mais l’idée générale reste la même ; le souffle venait, au commencement, de la divinité, puis il a glissé vers un principe plus humain : l’esprit, la raison, la conscience, avec ce fondement de la pensée romantique qui voit dans le monde extérieur le reflet du moi, moi tout-puissant capable de saisir le principe de toute chose, le sien compris, dans la confrontation avec le monde. Dieu est mort, la conscience de soi demeure. Or l’on ne se détache pas non plus aisément d’une culture fondée sur le sentiment de culpabilité, avec le péché à sa racine. Nous autres humains souffrons et faisons souffrir. La voix humaine doit donc prendre avec elle sa part de responsabilité dans le péché et dénoncer la souffrance, l’absurdité du fardeau qu’est l’existence, car si la culpabilité demeure, la promesse de la rédemption, elle, a disparu. Nous en serions arrivés au point où nous n’avons d’autre choix que de faire fructifier notre conscience de la souffrance pour tourner encore un peu le dos à la crudité du nihilisme. Tout le monde connaît ce mythe du poète maudit, qui n’est jamais aussi talentueux que lorsqu’il souffre. Et je me dis que s’il n’y a jamais eu autant de personnes qui se targuent d’écrire aujourd’hui, c’est sans doute parce que devenir à son tour un poète maudit est la seule légitimation de la souffrance qui pourrait rendre celle-ci supportable − en obtenant par elle reconnaissance.

 

 

Fra Angelico - L’Annonciation (1430 - 1432)

 

 

L’être occidental ne peut comprendre autrement la nature qu’en agissant dessus, parce qu’il est celui qui sait, parce qu’il est conscient de lui-même. Même la contemplation se fait active, dans la recherche de soi. Il n’existe pas de pur abandon. Même le Voyageur de Friedrich, surtout le Voyageur de Friedrich, n’a pu s’arracher à la conscience de son dos surplombant le paysage. Il y la mer de nuages, mais surtout, il y a le voyageur qui contemple la mer de nuages ! Et, en la contemplant, il s’en est rendu maître. 

Je comprends les bonnes intentions de la personne qui voudrait faire de la voix humaine un instrument méritant mieux que les sujets plats du soleil qui brille et des oiseaux qui chantent. Je comprends l’envie de rompre avec un lyrisme qui semble malvenu dans des temps angoissants. Mais les recoins de la pensée humaine sont suffisamment vastes pour que l’on parvienne à critiquer de manière véhémente un système sans jamais réussir à s’extirper, même en pensée, dudit système. J’ai commencé sérieusement à me dire que la création poétique n’avait finalement pas tant de rapport avec le poème final qu’avec le processus de création en lui-même, processus de création qui consiste avant tout à poser un regard différent sur le monde, à être capable de voir au-delà, en quelque sorte.

Paul Éluard - Denise disait aux merveilles :


 

La poésie est avant tout créatrice de brèches. Elle est ce dialogue mystérieux entre l’eau de l’intuition et le feu de la parole ; l’art de poser des mots sur ce qui ne peut pas être transcrit. Elle est profondément vivante, et non figée. Ce qui reste d’elle sur une feuille de papier ou dans un livre, c’est son testament, en quelque sorte, et non pas son essence propre. Le poème raté qui parle du soleil et des oiseaux qui chantent n’est pas raté parce qu’il parle du soleil et des oiseaux qui chantent, mais parce qu’il n’a pas su créer à travers eux une portion de vie supplémentaire dans le tissu du monde. Peu importe le sujet, en vérité : ce qui compte, c’est le regard. 

Le degré de ce regard évolue avec le temps parce que les situations dans lesquelles se place l’être humain évoluent elles aussi dans le temps et dans l’espace. À chaque époque son chant, en quelque sorte. Nous en sommes arrivés à un point où la corde est tellement tendue, en poésie et ailleurs, que la seule manière de s’en sortir n’est pas uniquement de montrer qu’elle est usée mais aussi de changer de corde, autrement dit de changer de regard − pourquoi pas, alors, accepter de traiter autrement la possibilité de l’hirondelle et de son rayon de soleil. Nous pouvons continuer de regarder un paysage à moitié caché par le dos triomphal du Wanderer… ou pousser ce dernier gentiment sur le côté et regarder le paysage pour ce qu’il devrait être : une totalité de laquelle notre conscience n’est pas le centre, mais une petite touche de couleur dans un coin de brume. Cette petite brèche dans la position du regard que l’on porte sur le monde peut tout à fait être la brèche dont nous avons besoin pour offrir son souffle au deuxième quart de notre siècle. Avec un fond de culpabilité, même, pourquoi pas. Après tout, plus de 600 millions d’oiseaux ont disparu d’Europe en 40 ans. 40 % des hirondelles ont disparu en France en l’espace de deux décennies. Très franchement, à ce rythme, vouloir chanter les migrations printanières ne tiendra plus tant de la naïveté que du déchirement qui accompagne le deuil. Peut-être finalement serons-nous incapables de diriger notre volonté autrement que vers une éternelle repentance du péché. 


 

Wu Guanzhong (吳冠中) - Deux Hirondelles (1981)

Tout dépend d’où part le regard. Est-il seulement l’instrument du sujet, dirigé du dedans vers le dehors, il butera sans fin sur l’apparence. Procède-t-il au contraire d’un abandon sans retenue aux puissances invisibles qui travaillent le réel, se laisse-t-il doucement investir par elles... Alors il verra − l’esprit devant moins s’emparer du sensible qu’être pris, infusé par lui. 

(Citation de Maurice Coyaud, dans L’Empire du regard

 

Je ne me souviens plus exactement de ce qui est venu après cette phrase sur les considérations naïves du genre le soleil brille ; je crois m’être amusée deux minutes intérieurement sur les prétentions du modernisme qui continue de se regarder le nombril sans comprendre pourquoi il tourne en rond, mais rien d’autre. Sans doute parce que je n’arrivais pas encore à cerner exactement d’où provenait la racine de mon désaccord ; je veux dire il m’arrive également de soupirer très fort devant des ô hirondelle toi qui t’envoles à tire d’aile telle une virgule dans le ciel, mais de manière générale je me méfie de toute sorte de hiérarchisation spontanée en matière de thèmes poétiques ou de techniques artistiques ou artisanales. C’est un travers dans lequel je suis tombée très jeune, persuadée que j’étais de l’existence de cette hiérarchie entre arts majeurs et arts mineurs ; la peinture et la sculpture d’un côté, et tout ce que l’on rattache de manière un peu méprisante à l’artisanat de l’autre. Étendant mon champ d’études à la recherche d’arguments supplémentaires, j’ai simplement fini par observer la muraille de ma pensée s‘effriter lentement avant de tomber en ruine. Cette hiérarchie n’était rien d’autre que flottante, tant dans le temps que dans l’espace... 

De mon point de vue, je considère que ce pas de côté de la pensée humaine, au-delà de la poésie, va devenir nécessaire simplement pour garder le monde vivable. Penser à l’échelle environnementale, c’est-à-dire, une fois encore, à l’échelle du moi-entouré-de-quelque-chose, n’a rien changé à notre mode de vie jusqu’à ce que l’on commence à sentir que celui-ci allait évoluer avec ou sans nous. Si, à une époque donnée, dans un espace donné, nous avons ressenti ce besoin de conquérir la nature, pour mieux nous affranchir de ses rigueurs et améliorer notre situation comme espèce (pour nous protéger des famines, des maladies, etc.), il en va à présent différemment — la situation s’est quasiment inversée, sans que le cadre dans lequel s’inscrivent les pensées et les actes ne change. Si la poésie ouvre véritablement des brèches, peut-être aussi permet-elle ce basculement de système. Mais en vérité, c’est un vœu pieux, je le sais bien. Il est difficile de croire que le mouvement Arts and Crafts, qui aura tant essayé de changer le rapport de l’homme moderne à l’industrie, au travail, à son environnement s’est soldé par autre chose que par un échec. La pensée à rebours est rarement une pensée capable de s’inscrire durablement dans un cadre collectif — elle tient plus de l’épiphanie. Mais, après tout, puisque l’homme est incapable de sa passer de l’inutile, à travers son rapport à l’art, peut-être est-ce là aussi la clef de la naïveté, à vouloir chanter les hirondelles : continuer encore et encore à chercher la brèche, jusqu’à ce que le souffle nous quitte pour de bon.


Danièle Duteil

A swoop of swallows, broderie de Rachel Wright

Commentaires

  1. J'ai lu ce billet plusieurs fois. Il m'a procuré beaucoup de bien. Merci pour ces réflexions, elles donnent envie de vous suivre.

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    1. Alors j'en suis contente. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de m'écrire ici.

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